Tribune  —  28 novembre 2022

Data & stratégie d'entreprise : faut-il avoir peur de son nombre ?

Eric Bonnet

Nous l’avons montré dans notre dernière étude en collaboration avec OpinionWay sur l’usage de la data par les dirigeants : celle-ci n’est pas encore exploitée à la hauteur de son potentiel dans le pilotage des entreprises. Il semble au fond subsister en France une sorte de blocage culturel et psychologique à l’utilisation des données. D’où vient cette réticence à se saisir d’un outil pourtant si puissant ? S’agit-il d’une phobie face aux chiffres et aux mathématiques ? D’un certain populisme intellectuel qui peindrait ces datas tantôt en rose, tantôt en noir ?

De la même manière que l’on admet aujourd’hui qu’une marque est un « actif immatériel », expression qui convoque deux modes de pensée en apparence opposés (« actif » étant de l’ordre du concret et du rationnel, « immatériel » du psychologique et du sensible), la data nous invite à envisager le monde dans sa complexité, à la frontière de l’objectif et du subjectif. Entrons ensemble dans ces deux univers, pour démêler les croyances et les faits, et découvrir comment mieux nous saisir de ces chiffres qui nous font -à tort- si peur…

Complexité & crispations

La complexité est en chacun de nous : moi-même, Eric Bonnet, je suis en apparence plein de contradictions. Je suis à la fois un scientifique, par mon parcours initial en médecine, mais aussi un économiste qui se base sur les faits et les chiffres, ou encore un sociologue qui observe, met en perspective et anticipe pour prendre des décisions. Or je vous l’assure, je vais très bien ! Toutes ces dimensions de ma personne se complètent et enrichissent mon approche du monde.

Pourtant, dès lors que l’on parle de « data », j’observe chez certains des crispations, parfois extrêmes, assorties de prétextes divers pour ne pas s’emparer de cette question, et la laisser au contraire à des experts. Comme si l’on craignait de tout mélanger, comme s’il ne s’agissait là que d’une affaire de spécialistes, qui seuls seraient à même de comprendre et de manier l’art occulte des chiffres.

Data toute puissante ou data aliénante ?

Dans ce raidissement face à la data, on observe aujourd’hui deux types de pensées opposées et très schématiques. D’une part, ceux qui pensent que tout doit passer par la data dans le pilotage de l’entreprise, voire de nos vies. De l’autre, ceux qui voient l’ombre d’une société « big brother », dont le fonctionnement quasi-robotique engloutirait nos libertés.

Il y a là une simplification extrême qui relève d’une forme de populisme intellectuel, et qui nous empêche de bien analyser la question. Car les entreprises n’ont pas attendu l’avènement de la data pour se développer… et l’on n’a pas non plus observé de rétrécissement de notre champ des possibles (plutôt l’inverse) avec la naissance dès l’Antiquité de la science statistique. Il nous faut dès lors faire la part des choses, pour bien distinguer face à ces simplifications excessives les croyances et les faits.

De multiples explications à la peur des chiffres…

La phobie de la data peut trouver sa source dans l’imaginaire dystopique d’une certaine littérature de science-fiction. Et si le 1984 de George Orwell était en fait prophétique ? Et si le big data qui nous traque venait annihiler toute perspective de vie privée ?

Elle peut aussi venir d’une dramatisation outrancière de la data : lorsque l’on parle d’ « océans de données » bâtis sur « nos transactions, nos déplacements, nos habitudes, nos amis et nos humeurs », ou plus prosaïquement de « dictature du nombre », on agite évidemment les peurs.

Il existe aussi dans certaines cultures des croyances tenaces liées aux chiffres. Connaissez-vous par exemple la tétraphobie, peur du chiffre 4, qui sévit en Chine ou en Corée ? On y voit notamment des bâtiments où le 4e étage n’existe pas, passant directement du 3e au 5e, ou étant remplacé par un étage « F » (pour four en anglais).

Pour certaines personnes, il y a tout simplement une impossibilité cognitive de manipuler correctement les chiffres. La dyslexie des chiffres, plus couramment appelée dyscalculie, est un trouble bien identifié qui peut aller jusqu’à empêcher un individu de lire l’heure, ou plus couramment de gérer un budget même très simple.

…mais des Français surtout fâchés avec les mathématiques

Pourtant, le plus souvent, il y a derrière la peur des chiffres un blocage lié à l’enfance. Et en particulier à notre relation aux mathématiques, dont le niveau scolaire en France figure aux derniers rangs parmi les pays de l’UE et de l’OCDE. Il faut sans doute voir dans cette aversion pour les maths un double problème, lié à la fois à la nature de la discipline et à la façon de l’enseigner.

D’abord, les mathématiques sont par nature une discipline abstraite. Dans notre univers mental, un chiffre ou un calcul ne renvoie au départ à rien sinon à lui-même. Par conséquent, ils peuvent être associés facilement à autre chose comme un traumatisme personnel, ou plus simplement une situation vécue en classe, par exemple une honte paralysante au moment de résoudre une équation au tableau.

Ces souvenirs douloureux ont également pour source cette façon même d’apprendre, et le traumatisme qu’a pu susciter un professeur de mathématiques peu pédagogue. A nouveau, puisque la discipline est abstraite, c’est l’image de cette personne intimidante qui viendra inconsciemment se superposer aux chiffres et nous en détourner.

Il a même été prouvé en 2012 par une étude de l’université de Chicago que l’anticipation active d’un exercice (tel qu’un problème de maths) pouvait activer des zones cérébrales liées à la douleur, et donc nous reconnecter à des émotions passées douloureuses. Qui a dit que l’on n’avait qu’un rapport froid aux nombres ?

Des statistiques utiles pour décrire, éclairer et comprendre le réel

Revenons à l’essentiel : pourquoi passer par les chiffres pour décrire le monde ? D’abord parce que quantifier, c’est identifier et reconnaître l’existence de quelque chose. Il s’agit de dire « je mesure, donc ce produit, cette marque, ce fait sociétal existent », de la même manière que tel aspect comportemental ou psychologique d’un consommateur.

Ce dernier point peut susciter des interrogations : peut-on et doit-on mesurer la psychologie des individus ? Je répondrais oui, et tout un pan de la psychologie moderne utilise d’ailleurs les statistiques. Il n’y a pas de quoi les redouter, car ces datas qui nous sont offertes sont bien loin de la grande complexité mathématique… que nous laisserons, elle, aux data scientists eux-mêmes.

Au demeurant, ces derniers ne sont pas davantage que nous des êtres froids et coupés de leurs émotions. Mais bien des hommes de passion, ayant simplement pour obsession de décrire le monde le mieux possible afin de le comprendre. Comme le rappelait le mathématicien Michael Francis Atiyah, « il n’y a sans le rêve ni art, ni mathématiques, ni vie ».

Vers une data-relativité source de progrès

Bientôt nous dirons peut-être, comme pour les mathématiques, que la data est belle, vivante… voire qu’elle est « inutile » car source de plaisir en elle-même ! Elle nous apportera un langage universel et permettra de constituer une communauté data-mathématique qui, échangeant librement les savoirs, participera au développement de la connaissance mondiale et du progrès.

Aujourd’hui déjà, la data aide à mieux faire fonctionner le monde en nous permettant :

  • de raisonner, en appréhendant mieux la complexité, en déchiffrant les enjeux et en analysant les discours pour ainsi prendre nos décisions en connaissance de cause ;
  • d’abstraire, car elle vient de toute part et est susceptible de s'immiscer partout, en tant qu’elle est constituée par des enchaînements conceptuels et logiques dont la validité est universelle ;
  • d’être rigoureux, lorsque les exigences de réactivité risquent de nous faire perdre de vue les objectifs de long terme, et que l’étude des datas nous force au contraire à prendre le temps de la réflexion ;
  • d’accepter la non-satisfaction immédiate, comme le rappelait Euclide : "si vous touchez aux maths, vous ne devez être ni pressé, ni cupide, fussiez-vous roi ou reine" ;
  • de relativiser, car si je ne prétends pas que nous devions gérer les marques ou l’économie uniquement par les chiffres, nous ne devons en revanche pas en avoir une peur irrationnelle.
Cette « data-relativité » s’entend aussi dans l’autre sens : nous ne devons pas non plus faire systématiquement une confiance aveugle à la data. C’est par exemple un fait bien connu que l’on ne peut pas se fonder sur une corrélation statistique pour établir un lien entre deux phénomènes. En décembre 2012 est ainsi parue dans le fort sérieux New England Journal of Médecine une étude montrant une corrélation extrêmement significative entre la consommation de chocolat dans un pays et le nombre de prix Nobel que celui-ci avait remporté… preuve que l’on peut toujours faire dire aux chiffres ce que l’on veut.

La nécessité de consultants créatifs, pivots entre l’objectif et le subjectif

On perçoit bien au final que la data et la marque sont de même nature : il s’agit de deux actifs immatériels, qu’il convient de protéger et de savoir mobiliser à bon escient. Car, comme le chocolat, elles peuvent être sources d’émotions et régler bien des problèmes… à condition d’avoir la bonne recette et de savoir les mettre en valeur !

Dépasser l’opposition simpliste entre l’émotionnel et le rationnel, le subjectif et l’objectif : voilà le rôle des consultants que nous sommes en matière de data. Nous devons certes pouvoir rappeler les marques à la raison lorsqu’elles s’égarent dans leurs passions et s’éloignent du réel, mais sans nous enfermer dans une posture ni faire de la data un totem.

Il nous faut connaître les caractères communs au plus grand nombre pour mieux y situer les particularités individuelles, et ainsi pouvoir être un pivot efficace entre l’objectif et le subjectif. Nous sommes les artisans du passage entre les constructions théoriques et l’expérience singulière, entre les grandes structures et les sens particuliers, entre la stratégie intellectuelle et la stratégie opérationnelle. Rien ne s’oppose, tout se complète.

Voici ce que nous sommes en définitive chez Insign : un cabinet de conseil à la fois stratégique et créatif, qui rassemble le meilleur des mondes, pour lutter contre l’entre-soi et la pensée unique !