Tribune  —  24 février 2021

Mobilisation de l’opinion : la mécanique du coeur

Audrey Touchard

Si le monde d’après se fait attendre, certains mondes d’avant se sont fait prendre à leur propre piège : celui de la domination décomplexée. Les murmures des minorités malmenées se sont transformés en un bruit médiatique et politique omniprésent. Inceste, racisme, violences faites aux femmes… autant de causes qui ont mobilisé l’opinion au moment où l’immobilisme de nos vies confinées nous amenait plutôt à considérer cette période comme « perdue ».

Oui mais voilà, le confinement émotionnel n’a pas eu lieu et a laissé place à une indignation générale. Certes, cette mécanique de l’indignation populaire n’est pas née en 2020, l’année du pangolin. Émile Zola et son célèbre « J’accuse » dans l’affaire Dreyfus a ouvert la voie à une forme de revendication qui change les normes et les comportements. Mais pour une cause qui marque l’Histoire, combien d’étoiles filantes ont traversé le ciel médiatique pour venir s’écraser sur le mur de nos certitudes ?

À l’heure de la surenchère médiatique et politique, l’enjeu pour tous les défenseurs d’une cause est de la rendre impossible à ignorer. Et si la mobilisation relevait avant tout d’une mécanique du cœur ? Une mécanique avec ses codes sociaux et psychologiques.

Sans révélation, pas de mobilisation

Toute mobilisation commence avant tout par la révélation d’une réalité dysfonctionnelle. Vous me direz que beaucoup de choses ne fonctionnent pas dans notre société. Mais c’est bien cette révélation à grands coups d’actions de communication connectées à nos référents culturels qui peut faire la différence.

Avec ces révélations, nous assistons à de réelles batailles culturelles chères à Antonio Gramsci : la culture dominante est remise en question par une culture différente portée par des associations, la société civile voire parfois des entreprises. Prenons la culture de la violence. La vidéo de Georges Floyd assassiné sous l’œil des passants et de leurs caméras a été un déclencheur d’une grande vague de mobilisation d’abord digitale avec #blacklivematters qui s’est transformée ensuite en mobilisation populaire dans la rue.

Cette vague continue à s’amplifier avec la « cancel culture » dont une des manifestations les plus connues est le déboulonnage de statues représentants des personnalités considérées comme responsables de l’oppression de la communauté noire. L’idée n’est pas de prendre parti ici mais bien de constater que ce choc des cultures est à l’œuvre grâce à une vidéo qui révélait une réalité difficile à regarder en face. Et la culture du viol ? Depuis des années, des associations dénoncent ce phénomène bien ancré dans notre culture française.

Mais c’est le livre de Camille Kouchner dénonçant les agressions sexuelles de son beau-père à l’encontre de son demi-frère qui a fait l’effet d’une bombe en ce début d’année. Une accusation qui utilise un véhicule culturel puissant : la littérature.

De l’importance d’incarner son récit

La révélation d’une seule personne reste un élément déclencheur, une étincelle qui allume le feu médiatique. Mais elle sera bien fade sans un deuxième ingrédient : l’incarnation. La confrontation du récit de l’oppresseur face au récit de l’opprimé amène à incarner le bien et le mal, quitte à être caricatural. Dans tout combat, nous retrouvons un ennemi commun. Sans ennemi commun, pas de mobilisation. En l’espèce, les policiers violents ou les pères incestueux. Sans héros courageux, pas de sensibilisation. En l’occurrence, Georges Floyd et Camille Kouchner.

« La sympathie » est la clé

Un autre ingrédient donne à la mobilisation toute sa saveur : la sympathie. A l’heure où les difficultés économiques et sociales se font nombreuses, il serait tellement plus simple de se laisser séduire par l’indifférence. Beaucoup de causes subissent aujourd’hui « l’effet papier peint ». Nous savons qu’elles existent, que les injustices perdurent mais nous passons à côté sans les regarder, tout comme ce SDF en bas de notre rue. Alors pourquoi la mobilisation prend pour une cause plutôt qu’une autre ? C’est le phénomène de la sympathie.

Selon Adam Smith, philosophe et économiste, elle nécessite un accord de sentiment lié à notre capacité d’imagination et d’identification. « En nous mettant à la place de l’autre, nous pouvons ressentir ses émotions, et sympathisons avec son sentiment parce que celui-ci nous semble adéquat et proportionnel à la situation ou l’affection qui en est la cause » . Sans sympathie, la cause ne peut pas prendre dans l’opinion, raison pour laquelle la cause des migrants n’arrive pas à mobiliser par exemple.

Des agents culturels au service du changement normatif

Ici rentrent en scène les agents culturels, dernier ingrédient de notre mécanique du cœur. Des protagonistes charismatiques viennent amplifier le récit révélateur et déclencheur de sympathie d’un inconnu (Georges Floyd) ou d’une personnalité publique (Camille Kouchner). Des Youtubeurs aux intellectuels en passant par les médias, ils ont tous un rôle à jouer pour faire pression sur le politique et permettre à la cause de passer d’un bruit digital à un changement de norme. Pour l’inceste, il aura fallu moins de deux mois après la sortie du livre de Camille Kouchner pour que le garde des sceaux, Eric Dupont-Moretti, change de braquet sur la question des crimes sexuels contre les mineurs. Il s’est déclaré favorable à un seuil de non-consentement à 18 ans en cas d’inceste après s’être opposé quelques mois avant à un amendement socialiste en ce sens, lors de l’examen de la proposition de loi visant à protéger les mineurs des crimes sexuels. Vous avez dit cohérence ?

Soyons clairs, la crise que nous vivons actuellement met en exergue des injustices qui existent depuis des années. Beaucoup pensent qu’il s’agit d’une libération de l’écoute plus que d’une libération de la parole. Et si au final ces changements culturels et normatifs étaient un savant mélange entre une mécanique du cœur bien huilée et un alignement des planètes dont la raison nous échappe ?

 

1 Adam Smith, La Théorie des sentiments moraux