Tribune  —  13 février 2023

Pourquoi la publicité échoue-t-elle à s'adresser à la jeunesse ?

Paul Rouquié

La jeunesse est une cible, et c’est peut-être tout ce qu’elle est. Depuis le milieu du XXe siècle, à mesure que la communication se professionnalise, grandit en parallèle une obsession pour les jeunes. Que ce soit dans un souci d’image de marque, ou dans une peur de voir sa clientèle disparaître (mourir littéralement), les « jeunes » sont omniprésents dans les briefs des annonceurs. 

Ils semblent demander aux publicitaires d’être les interprètes d’une étrange tribu censée leur apporter richesse et prospérité pourvu qu’on arrive à parler sa langue. Car les jeunes doivent avoir un langage spécifique et commun à tous dont, un jour, espère-t-on, la publicité arrivera à percer la grammaire. 
Est-ce la bonne question à se poser ?

Non, bien sûr. Néanmoins, afin d’apporter une pierre à la réflexion, nous allons nous demander ensemble quelle est donc la bonne question à se poser lorsqu’on veut s’adresser à la jeunesse. Nous prendrons pour cadre la jeunesse française de 15 à 25 ans.

Depuis quand on est jeune ?

En France, la période de transition entre l’enfance et l’âge adulte est une construction récente qui répond à un besoin social.

Pendant la majeure partie de notre histoire, l’enfant passait directement à l’âge adulte. Pour les garçons, dès que l’on est en âge de travailler et de se marier, ce qui pouvait être très tôt dans les classes sociales les plus basses, on entrait dans cet âge adulte. Pour les filles, on peut malheureusement considérer que la question se posait moins, les femmes ne sortant jamais véritablement de l’état de minorité (propriété d’un père puis d’un mari) jusqu’au XXe siècle.1

D’autre part, le changement d’échelle des guerres après la Révolution a créé dans notre pays un besoin constant de jeunes hommes. Ensuite, dans un souci de cadrer ces futurs soldats, on a vu se développer une instruction publique à mesure que l’âge légal du travail augmentait. On a créé ainsi un « vivier » d’enfants plus âgé.. En faisant progressivement du service un rite de passage à l’âge adulte, on a créé naturellement une catégorie de « recrues » qui se greffera à la notion de jeunesse.2

Avec le traumatisme des guerres mondiales, on accouche petit à petit du concept de « génération sacrifiée » en raison de la grande proportion de jeunes tués entre 17 et 25 ans. Quand on disait que la jeunesse n’était qu’une cible.3

À partir des années 1960 en France, les différents partis politiques, particulièrement à gauche, inventent la jeunesse comme catégorie sociale à des fins électorales. Ils vont faire des « parents » un symbole réactionnaire en s’inspirant en grande partie du modèle maoïste qui érigeait un véritable culte à la jeunesse durant la Révolution culturelle.

C’est durant la même période que la plupart des métiers que l’on connaît dans les agences de publicité apparaissent. On invente ainsi des façons de plus en plus précises de transformer des catégories sociales en cible à mesure que la société de consommation progresse. 

Ainsi, ce que l’on peut déduire de ce rapide et imparfait tableau historique, c’est qu’en définitive, on est jeune depuis qu’est apparu un besoin stratégique d’avoir des jeunes, que ce soit pour les nations, les politiques ou les commerçants. On est donc jeune depuis que des vieux l’ont décidé. 

C’est quoi être jeune ?

On peut constater que ce que les journalistes et les publicitaires prêtent comme qualités ou attributs à la jeunesse sont en fait largement hérités de conceptions des années 1960. On y dépeint ainsi :

  • Des jeunes en opposition avec leurs parents : Peut-être que face au conservatisme d’après-guerre, de jeunes hommes et femmes se sont frontalement opposés à leurs aînés particulièrement sur la question des mœurs. Néanmoins, aujourd’hui on constate plutôt une bonne entente entre les générations et un accord de valeur très fort. La « Famille » reste la valeur n°1 citée par les jeunes en France5. En réalité, les écarts de goûts et de points de vue se réduisent.  Dans le top 3 des chanteurs préférés des 18-24 ans, on trouve Jean-Jacques Goldman.6
  • Des jeunes idéalistes et progressistes : Peut-être que dans une France sortant des guerres coloniales dans laquelle infusaient les penseurs marxistes les plus brillants de leur temps, on arrivait à une jeunesse « révolutionnaire » en quête de progrès. Aujourd’hui, la tendance semble largement être du côté du conservatisme. 47% des 18-24 ans considèrent qu’avoir, à la tête du pays, un chef qui n’a pas à se préoccuper du Parlement et des élections serait une bonne chose, 52% des lycéens ne sont pas favorables au droit de critiquer une croyance, un symbole ou un dogme religieux.7De plus, la valeur qui vient juste après la famille chez les 18-30 ans est « l’Autorité ».8
  • Des jeunes épris de justice environnementale et sociale : Encore une fois, on vient plaquer un idéalisme qui n’existe plus comme tel. Les questions sociétales, si elles semblent davantage parler à une cible jeune, restent assez marginales dans les préoccupations de la majorité d’entre eux. Le « Wokisme » comme considéré par ses détracteurs, convoque une série de concepts tels que l’intersectionnalité, les études du genre, post-colonial studies etc. qui ne sont connues que d’à peine 1 jeune sur 10.9 Près de 40% des hommes entre 18 et 24 ans considèrent que « Dans la Société actuelle, les femmes ont acquis trop de pouvoir », c’est plus du double de la moyenne des 25-65+ ans.10

On parle souvent de génération de « paradoxe », ce qui semble être un adjectif pratique pour se débarrasser d’une question embarrassante. Pourtant en effet, on trouve bien des positions paradoxales dans la jeunesse. Par exemple, derrière l’étendard de l’acceptation de soi, on trouve un rapport assez névrotique à son image. 75% des 18-24ans se disent complexé sur leur image (contre 67% de moyenne nationale), ¼ des Françaises du même âge envisage la chirurgie esthétique (contre 12% de moyenne nationale pour les femmes).11 Les réseaux sociaux auraient apporté ce fantasme nouveau d’avoir une image publique à gérer, à la manière des célébrités. Une image entièrement contrôlée et policée qui transforme le rapport aux autres et serait même à l’origine d’une véritable chute des interactions sociales pour cette génération.12

En réalité, ce qu’on est en train d’observer serait davantage un condensé de la société française actuelle (donc y trouver des paradoxes n’est pas inquiétant). Une sorte de résumé des divers dilemmes des citoyens avec un peu moins de nuances, car avec, peut-être, un peu moins d’expérience.

Ce n’est pas la jeunesse qui a inventé la défiance envers les institutions ou encore la prise de conscience écologique. Ce sont des thèmes qui infusent toute la société française;  on place simplement la loupe sur ceux qui n’ont nécessairement que peu de recul et qui, de plus, possèdent de nouveaux outils de communication. 

Être jeune, c’est donc simplement être un membre d’une société qui est né plus tard que les autres, et le fait qu’il s’exprimerait différemment, n’en fait pas un membre à part. À ce titre, être jeune, c’est aussi rester tributaire de son environnement social, politique et économique immédiat. D’où ce « morcèlement » de la jeunesse qui correspond en réalité au morcèlement de la société française tel que l’a très justement décrit Fourquet dans son archipel Français.

« En quelques décennies, tout a changé. La France, à l'heure des gilets jaunes, n'a plus rien à voir avec cette nation une et indivisible structurée par un référentiel culturel commun. Or, la dynamique de cette métamorphose révèle un archipel d'îles s'ignorant les uns les autres. » 

Qu’est-ce qu'ils veulent ces jeunes ?

On pourrait dire qu’à l’image de la société dans laquelle ils évoluent, les aspirations des jeunes sont multiples et hétérogènes. Voilà, ça serait très décevant même si dans le détail c’est vrai.

Pourtant, il existe bien quelque chose de commun dans les aspirations des plus jeunes à travers l’histoire et même les cultures : DEVENIR ADULTE.

Ce qu’ils désirent à chaque époque, ce sont les marqueurs de l’âge adulte : l’emploi, la sécurité, le pouvoir d’achat. On peut y ajouter la vie sociale et sexuelle. L’état de minorité n’est agréable pour personne et devient de plus en plus insupportable à mesure que l’on gagne en maturité.

Le problème est que pour devenir adulte, il manque au jeune une chose essentielle qu’il n’a aucun moyen d’obtenir plus vite : UN PASSÉ. Dans les faits, ce qu’on lui reproche le plus souvent, c’est un manque de passé, d’où une sensation d’injustice profonde.

Lorsqu’il dépose pour la première fois son CV à 18 ans, on lui reproche un manque d’expérience, ses parents lui reprochent au fond de ne pas avoir connu des temps plus durs (la fameuse orange de papi sous le sapin). Il a ainsi l’impression de ne pas pouvoir témoigner d’une série d’accomplissements qui lui est impossible à réaliser dans sa condition.

Quand on est jeune, on comprend instinctivement que c’est l’expérience et le passé qui fondent l’autorité (et on n’a même pas besoin d’avoir lu Hannah Arendt), et qu’en être naturellement dépourvus nous condamne à obéir. On peut comprendre que ce soit révoltant, et si on ne le comprend pas, les adolescents nous le diront. La minorité est une injustice admise, nécessaire et conventionnelle, c’est le seul cas d’inégalité de droit entre deux personnes en France pour des raisons « naturelles ».

Le propos ici n’est pas du tout de remettre en question le bien fondé de la minorité, mais de comprendre que cela génère une frustration puissante que la publicité exploite en définitive assez peu. 

Pourtant quand on regarde les marques préférées des jeunes en France,14 on trouve :
  • Des moyens de gagner de l’argent tout seul (Vinted, LeBoncoin)
  • Des moyens de gérer son argent tout seul (Lydia)
  • Des moyens d’organiser des vacances tout seuls (AirBnB)
  • Des moyens de communiquer et créer tout seul (Apple, Facebook)

En résumé, on pourrait dire qu’ils cherchent à faire comme papa et maman, mais par leurs propres moyens.

De la même manière, on ne peut que constater la précipitation encouragée par les réseaux sociaux à se fabriquer, parfois de toutes pièces, un passé culturel. Ainsi, avoir été là au début du succès d’un influenceur est une source de fierté. On en aurait une vision plus large, plus pure afin de critiquer son contenu ou bien de discréditer l’avis des néophytes. L’une des vidéos les plus vues du « macro-influenceur » Squeezie s’intitule « 90 vs 2000 » et consiste en un affrontement en chansons entre deux générations à coup de références culturels. Il s’agissait par ailleurs d’une opération de communication pour le lobby des produits laitiers particulièrement efficace.

Ce qui change effectivement par rapport aux générations précédentes c’est la vitesse de création de cette culture. Les mêmes qui circulent sur internet depuis une quinzaine d’années en sont un excellent exemple. La plupart d’entre eux sont des traits d’humour dont on a perdu le sens et que peuvent comprendre seuls ceux qui ont cette culture d’internet, « ceux qui ont été là ».

Ainsi ce que les jeunes veulent plus que tout au monde, c’est pouvoir dire « j’étais là » ce qui les sort automatiquement de cet état de jeunesse puisqu'il va concerner désormais « ceux qui n’étaient pas là ». On pourrait presque dire que ce que le jeune fantasme c’est le purisme de l’adulte tout en trouvant ça insupportable, car il en est exclu la majorité du temps.

On comprend donc ici que beaucoup de marques se sont peut-être posée la mauvaise question pour s’adresser au jeune, en imaginant qu’il fallait simplement savoir « parler le jeune ». Non seulement c’est le meilleur moyen d’avoir l’air désuet et ridicule (car ce langage, s’il existe, est protéiforme), mais surtout cela ramène frontalement la cible à un état qu’elle déteste : sa condition de jeune. Ce qui veut dire que même si un jour, un concepteur-rédacteur parvenait à écrire une publicité avec un véritable langage jeune, cette publicité passerait à côté de son public.

Ainsi, si on veut s’adresser à la jeunesse, en réalité, il ne faudrait pas s’adresser au jeune, mais à l’adulte qu’il souhaiterait devenir. On aurait alors compris que le désir fondamental d’un jeune, c’est d’être vieux.

(1)GALLAND, Olivier. « L’invention de la jeunesse », Sociologie de la jeunesse. 5e édition, sous la direction de Galland Olivier. Armand Colin, 2011. (2)Id. (3)FOURNIER, Martine. « Des générations sacrifiées ? », Sciences humaines, vol. 297, no. 11, 2017 (4)DRESSEN, Marnix. « Ombres chinoises : regards de maoïstes français sur la Chine de Mao (1965-1976) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 94, no. 2, 2009 (5)DABI, Frédéric, et STEWART Chau. « La Fracture ». Paris : Les Arènes, 2021. – [Enquête IFOP menée auprès d’un échantillon de 1014 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 à 30 ans du 24 au 29 septembre 2021]  (6)Enquête IFOP pour L’Express menée auprès d’un échantillon de 1067 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 à 24 ans du 15 au 27 juin 2020  (7)DABI Frédéric Op.Cit 8Id. (9)Institut Montaigne « Une jeunesse plurielle » - enquête sur les 18-24 - février 22 (10)IFOP pour ELLE, « Hommes et la Nouvelle Masculinité » - octobre 2019 (11)Enquête YouGov citée par AirofMelty- juillet 2020 (12)BAUMAN Zygmunt & LEONCINI Thomas, « Les enfants de la société liquide », Fayard - 2018 (13)FOURQUET Jérôme « L'Archipel français : Naissance d’une nation multiple et divisée » (Prix du livre politique 2019), éditions du Seuil, février 2019 (14)Classement YouGov des marques suscitant l’intérêt des 18-34ans en France (indicateur de bouche à oreille + buzz positif) – Déc. 2021