Tribune  —  02 octobre 2020

Quand la marque sacrifie ses produits

Jean-Philippe Martzel

À l'image d'Orange ou KLM, plusieurs marques ont récemment mis en œuvre dans leurs campagnes publicitaires un phénomène d’inversion du discours. Ou quand les marques, pour continuer à plaire, sont prêtes à sacrifier leurs produits.

Une compagnie aérienne qui préfère que vous preniez le train (KLM), un opérateur de téléphonie qui vous recommande de ne pas utiliser votre téléphone (Orange), une marque de vêtements qui vous invite à réparer vos propres vêtements plutôt qu’à en acheter de nouveaux (Patagonia)... À quand un constructeur automobile qui vous encourage à laisser tomber votre voiture pour les transports en commun ou un fournisseur d’énergie qui vous pousserait à mettre un gros pull lorsqu’il fait un peu froid chez vous ?

À quoi correspond ce phénomène d’inversion du discours que certaines marques ont récemment mis en œuvre dans leurs campagnes publicitaires ? Si nous étions sur le champ du politique, on pourrait parler de « triangulation », cette « tactique » inaugurée par Bill Clinton en 1995 et appliquée par Nicolas Sarkozy en 2008, qui vise à aller emprunter une partie de l'argumentaire de son adversaire pour le faire sien et priver ainsi le dit adversaire de tout moyen de défense ou d’attaque. Sauf bien sûr à se retrouver à dénoncer ce que l’on défendait hier. Mais dans le cas des marques, quel en serait l’objectif ?

Derrière ces prises de position assez radicales, il y a bien sûr des marques qui prennent acte dans leur communication des nombreuses études qui soulignent combien les Français valorisent celles qui ont une bonne politique de RSE. Ces marques accompagnent la transformation qui impacte fortement et profondément nos modes de consommation : moins voyager en avion pour moins polluer, moins téléphoner pour plus communiquer entre nous, mieux consommer plutôt que trop consommer, recycler plus...

Double contrainte

Au cœur de ce phénomène de transformation de leur posture, certaines marques se retrouvent ainsi à pratiquer une inversion du sens consistant à valoriser le comportement contraire de ce pourquoi elles avaient été conçues à l’origine : faire préférer KLM pour prendre l’avion, Orange pour acheter son forfait et Patagonia lorsque l’on doit s’équiper d’une nouvelle parka. Dans le champ de la psychiatrie, ceci relèverait purement et simplement de la double contrainte.

Selon l’anthropologue Gregory Bateson, la double contrainte, ou injonction paradoxale, est notamment définie par « le fait d'être acculé à une situation impossible et où sortir de cette situation est également impossible ». On a peur d’imaginer ce qui se passe dans le cerveau du consommateur face à cette double contrainte (de l’anglais, double bind) proposée par la marque : « Achetez ma marque mais n’achetez pas mon produit ». Les marques sont-elles donc prêtes à sacrifier leurs produits ou leurs services pour pouvoir continuer à nous plaire ?

Pour Nike, la réponse semble être définitivement affirmative. Lorsque Nike lance sa campagne de soutien au joueur Colin Kaepernick, devenu la bête noire du football américain pour avoir protesté contre le racisme et les violences policières, la marque prend clairement le risque de sacrifier ses produits face à la vindicte de tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce geste politique. On a beaucoup lu et parlé sur « la stratégie réfléchie de Nike pour conquérir la cible jeune », « le coup calculé » que représentait cette campagne. Certes, mais à ce moment précis où les fans brûlent des chaussures aux quatre coins des États-Unis et où l’action baisse de 3%, Nike fait le choix de la marque. A ce moment, elle applique à la lettre la ligne stratégique de sa campagne : « Croyez en quelque chose. Même si vous devez tout sacrifier ». Car c’est bien la marque qui peut permettre à une entreprise de croire en quelque chose et à se mettre en ordre de bataille pour atteindre ce quelque chose. Quitte à tout changer et même à sacrifier ses produits.