Et voilà qu'après des mois d'ivresse générative et face au déferlement incessant d'images, de vidéos et de nouveaux outils IA, un questionnement central émerge : et si nous ne consommions pas que des images, mais que nous admirions aussi des prouesses ? Pour preuve, l'accueil enthousiaste, mondial et hors-norme, réservé à la publicité de Noël d'Intermarché(1), dont l'animation a été réalisée de manière traditionnelle, face au rejet massif des campagnes générées par IA de Coca-Cola ou McDonald's(2), donne un indice : dans cette abondance boulimique, c'est peut-être la trace de l'effort humain que nous cherchons à retrouver.
De l’image-objet à l’image-débit.
Lorsqu’on aborde la question de l’image et de ses mutations, difficile de ne pas invoquer Walter Benjamin qui interrogeait, il y a presque un siècle, le statut des images à l’heure de leur reproductibilité technique et qui théorisait, entre autres, le concept d’aura, cette présence unique de l’œuvre authentique, son «hic et nunc» (ici et maintenant), en somme, son ancrage spatio-temporel singulier qui porte en lui l’histoire de sa genèse, le geste du créateur, le moment, le contexte et l’intention(3).
Or, avec l’IA générative, nous franchissons un seuil inédit dans la longue histoire des images puisque, dans ce nouveau paradigme, elles changent radicalement de régime, reconfigurant l’atelier pour le flux, l’«ici et maintenant» pour le «partout et tout de suite» et l’aura pour la vitesse. L’image générée n’émerge plus d’un «hic et nunc» créatif mais d’un processus algorithmique délocalisé, flottant dans un espace temporel et géographique indicible.
L’érosion de l’attention.
Nous évoluons depuis longtemps dans un environnement saturé d’images et notre attention s’érode de plus en plus face à ce flot ininterrompu, une sensation largement amplifiée depuis l’avènement des images générées artificiellement. Cette érosion nous révèle, peut-être, une chose essentielle, enfouie sous le flux, celle qu’une part de notre plaisir esthétique vient de la conscience du geste humain qui se cache derrière les images, de la singularité, de l’effort déployé, de l’obsession cultivée et du temps investi au service d’une vision. Parce que nous avons, certainement, tous besoin d’admirer l’effort autant que son résultat, tant nous sommes avides de coulisses, de work in progress, de visites d’ateliers, de making-of, de tout ce qui transforme une œuvre en épopée humaine, révélant ainsi la somme de décisions conscientes et de limites transcendées par la force d’une conviction.
Alors nous réalisons que notre désir n’est pas seulement esthétique, mais qu’il est aussi probatoire. Nous n’allons pas au musée pour y voir des miracles mais pour y rencontrer des preuves d’engagement.
L’absence de témoin.
L’IA générative produit du spectacle mais pas de l’exploit, elle nous donne à voir le résultat sans l’épopée, l’effet sans la cause, la magie sans l’illusionniste, modifiant ainsi une dimension essentielle à l’élaboration d’une œuvre, sa dimension testimoniale.
Par «absence de témoin», il nous faut entendre qu’une œuvre générée par IA ne porte pas la trace d’un parcours humain vécu, qu’elle ne témoigne ni d’une histoire personnelle ni d’un long processus d’apprentissage, pas plus qu’elle ne témoigne, réellement, d’échecs surmontés ou d’obsessions cultivées. Une œuvre IA n’est qu’une histoire sans histoires là où une œuvre, dans son sens premier, demeure le témoin d’une aventure humaine particulière, d’une conviction forgée dans l’expérience, indicible à l’œil nu mais ressentie comme une signature invisible et ce, même si de nombreux artistes et créatifs mettent leur vécu, leur expérience et leur vision au service de l’IA pour inventer ou confronter de nouvelles formes d’écriture visuelle. Dans l’émergence de ces nouvelles disciplines, la dimension testimoniale se déplace alors de l’image isolée vers la cohérence d’une démarche, nécessitant une contextualisation pour être pleinement perçue et reconnue. Le défi devient alors de rendre visible le trajet, le choix obstiné des prompts, la curation parmi des milliers de variations, la construction d’une grammaire personnelle dans le dialogue avec la machine. Certains créateurs font déjà ce chemin en traitant l’IA, non pas comme une solution, mais comme une contrainte productive et quand le processus se raconte, l’image retrouve du poids.
Les ambitions de l’image.
Il n’y a rien de condamnable dans cette mutation, il nous faut simplement admettre que deux régimes de valeur cohabitent désormais dans le système de la fabrique des images, non pas deux degrés de qualité mais deux régimes d’usage avec leurs légitimités propres, où l’un raconte quand l’autre optimise. Et si l’IA excelle très logiquement dans le débit, l’image-objet, elle, se raréfie, regagnant précisément par cette rareté même sa valeur symbolique.
Car toutes les images ne portent pas la même ambition ni ne répondent au même besoin, et dans les métiers de la Communication notamment, ces deux régimes cohabitent selon les enjeux : lorsqu’il s’agit de produire rapidement des déclinaisons multiples, des adaptations de formats ou des variations sur des codes visuels déjà établis, l’IA trouve sa légitimité naturelle en libérant les équipes créatives du geste répétitif et en leur permettant d’explorer plus largement, mais lorsqu’une campagne doit porter une vision singulière, incarner une conviction de marque ou créer une rupture émotionnelle, c’est le régime de l’image-objet qui s’impose, celui où la dimension testimoniale redevient centrale, où la somme des choix créatifs, des arbitrages stratégiques et de la direction artistique construit cette épaisseur qui fait qu’une image ne se contente pas d’informer mais marque.
La direction artistique elle-même évolue dans cet environnement en arbitrant entre la vitesse des systèmes et la lenteur des convictions, en décidant quand l’efficacité du débit suffit et quand il faut construire la preuve d’un engagement. L’IA permettant ainsi de libérer du temps sur les productions à fort volume pour l’investir davantage sur les projets où la dimension testimoniale devient un enjeu stratégique, transformant cette redistribution du temps créatif en véritable parti pris, dans lequel l’IA peut d’ailleurs jouer un rôle différent, non plus comme finalité mais comme matériau de recherche, d’espace d’exploration ou de contrainte productive.
Vers une économie de l’admiration ?
Parce que quand tout brille plus rien ne brille vraiment et que quand tout devient possible plus rien n’étonne vraiment, nous découvrons que l’abondance sans effort finit par perdre de son intérêt et que notre économie de l’attention n’est pas infinie, se lassant et devenant sélective face au flux ininterrompu de contenus générés.
Et si l’IA générative étonne dans sa capacité à simuler, reproduire, combiner, elle détonne de moins en moins à mesure que l’effet de sidération s’amenuise, n’épatant plus, non parce qu’elle serait dépourvue de puissance, mais parce qu’elle ne peut porter de conviction, elle n’éprouve rien et ne prouve rien.
Nous entrons alors peut-être dans l’ère d’une économie de l’admiration, non par nostalgie réactionnaire mais par nécessité esthétique, là où le désir se déplace du rendu vers la dépense, du spectaculaire vers l’exploit, car si le spectaculaire capte l’attention, seul l’exploit fonde la confiance et dans un monde saturé de signes, la confiance devient la véritable rareté.
L’imperfection située, la contrainte assumée, le renoncement visible deviennent autant d’indices d’une trace humaine laissée, la tendance du Naive Design en attestant, et c’est là que la difficulté redevient distinction, non comme fétiche mais comme condition d’apparition d’un sens qui dépasse l’agrément, là où les spécialistes incarnent ce que l’IA ne peut simuler, cette intentionnalité forgée dans l’effort et portée par une conviction personnelle.
Nous cherchons, peut-être, moins à voir qu’à croire.
L’IA n’ôte pas l’intention, elle retire la preuve par défaut, explorant, accélérant, démultipliant, ce qui fait d’elle un formidable allié, mais elle ne vit ni la contrainte ni l’échec, ne porte pas d’obsession, révélant ainsi le paradoxe d’une innocence de la puissance qui nous force à reconsidérer ce que nous cherchons vraiment dans les images.
L’image ne s’effondre pas, elle change de centre de gravité : le flux prospère tandis que l’objet se raréfie, le spectaculaire s’use quand le probatoire se renchérit, et l’IA agit comme une loupe révélant que nous cherchons moins à voir qu’à croire, moins à consommer qu’à admirer.
Alors l’admiration, si particulièrement humaine, ne peut naître que de la reconnaissance d’un parcours parsemé de convictions profondes parce que ce qui compte vraiment est moins de générer que de témoigner, car quand tout devient possible, seul «l’impossible humain» conserve le pouvoir de nous surprendre.
Franck Luminier, Directeur de la Création, Insign.
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Ce point de vue se concentre volontairement sur la valeur esthétique et testimoniale des images. Il laisse de côté le débat, largement documenté par ailleurs, sur la «réalité» des images (deepfakes, véracité, authentification, traçabilité), pour ne pas confondre la question du sens et celle de la défiance.
(1)Agence Romance et Illogic Studios pour Intermarché, 2025.
(2) Face au tollé général, McDonald's Pays-Bas a retiré sa pub de Noël 2025.
(3)Walter Benjamin, «L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique» (1935).








