Circulations invisibles : l’héritage culturel inconscient de Lacoste et Intermarché.

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Tribune

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8 min

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Franck Luminier

Directeur de la Création

Portrait de Franck Luminier

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Portrait de Franck Luminier

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Portrait de Franck Luminier

Notre culture visuelle est quelquefois traversée par des courants souterrains, des influences qui circulent clandestinement, des formes qui survivent et ressurgissent là où on les attend le moins. Certaines qualités essentielles de ces formes artistiques persistent et survivent malgré leur décontextualisation, non pas comme de simples copies ou des citations, mais comme des métamorphoses où quelque chose d’essentiel demeure tout en se transformant, rejoignant ainsi ce qu’a théorisé Walter Benjamin en évoquant la «vie posthume» des images qui, loin de disparaître, entrent dans un état de latence avant de se réincarner dans des contextes radicalement nouveaux¹. C’est alors qu’il nous faut regarder autrement pour entrevoir ces « survivances » et vivre une lecture plus riche et profonde des images qui nous entourent.

Il y a peut-être, je dis bien peut-être, un peu de François Truffaut chez Intermarché.



Dans l’œuvre de François Truffaut l’enfance est un territoire privilégié, depuis Les Quatre Cents Coups (1959) jusqu’à L’argent de poche (1976) en passant par L’enfant sauvage (1970), le cinéaste n’a eu de cesse d’explorer cet espace où se confrontent les émotions les plus brutes, les plus sincères, les plus immédiates et le plus souvent en décalage avec le monde des adultes, tenus d’ailleurs souvent à distance ou apparaissant comme des présences lointaines, parfois bienveillantes, parfois menaçantes, mais toujours secondaires par rapport à la microsociété autonome des enfants et des adolescents.

Et c’est avec cette même qualité du regard et de l’égard que Rudi Rosenberg a, dans son film Le Nouveau (2015) exploré cette terra incognita qu’est l’adolescence. Son long-métrage, que l’on peut voir comme une belle syn- thèse entre La Boum et L’argent de poche, porte quelque part l’empreinte du cinéma de Truffaut et partage avec lui une façon de filmer l’adolescence, avec acuité, violence et tendresse, une manière d’observer le monde à la hauteur de ses personnages avec la conviction que cette perspective révèle des vérités inaccessibles au regard des adultes.

L’empreinte de François Truffaut persiste, à mon sens, lorsque Rudi Rosenberg passe à la réalisation publicitaire. Ses films conservent cette même qualité d’attention, cette même façon de saisir la vérité des corps, leur vulnérabilité, leur maladresse, et ces moments apparemment anodins où se joue pourtant l’essentiel (chez Intermarché pour Romance comme chez Acadomia pour Rosa Paris). Comme Truffaut avant lui, Rosenberg excelle à capturer les instants de vérité où l’enfance et l’adolescence se révèlent, souvent malgré elles. C’est cette patience du regard, cette confiance dans le pouvoir des silences, des sentiments et cette candeur qui caractérisent profondément l’approche truffaldienne que Rosenberg a assimilée.

Cette correspondance n’a probablement jamais été théorisée et pourtant elle opère à un niveau inconscient. Pour ma part, Truffaut s’invite dans ces publicités non pas comme une citation ou une référence, mais comme une présence spectrale qui enrichit secrètement notre quotidien visuel.

Lacoste ou l’art de la ligne claire appliqué.



Un autre exemple de la porosité inconsciente des imaginaires est aussi à l’œuvre, depuis de nombreuses années, dans l’univers visuel de Lacoste et l’écho que l’on peut y déceler avec l’approche graphique des artisans de la ligne claire (klare lijn dans sa version originale).

La ligne claire constitue avant tout une recherche de netteté absolue. Cette approche graphique théorisée par Joost Swarte à partir de l’œuvre d’Hergé se définit par une économie radicale des moyens d’expression : contours nets, limitations des ombres portées et couleurs en aplats homogènes. Cette esthétique de la réduction n’est pas un appauvrissement mais la véritable quête graphique d’une essence de l’essentiel.

Et ce n’est pas un hasard si le territoire d’expression visuelle de Lacoste résonne profondément avec ces principes². La palette chromatique déployée dans les communications de la marque révèle une véritable parenté avec l’univers de la ligne claire, d’Hergé à Floc’h, d’Yves Chaland à Ted Benoit. Ainsi, dans ses campagnes, Lacoste privilégie des couleurs franches mais jamais criardes, lumineuses mais adoucies, souvent utilisées en aplats homogènes sans effets de dégradés complexes. Cette approche de la couleur comme élément structurant traduit une conception commune de la clarté visuelle, où la couleur délimite et organise l’espace plutôt qu’elle ne l’orne ou ne le complexifie.

L’univers iconographique de Lacoste cultive également cette netteté des contours humains qui caractérise la ligne claire, des espaces où les silhouettes des mannequins se détachent avec précision mais sans rigidité, évoquant directement le traitement des personnages dans la ligne claire³. Ainsi, les postures atteignent cette complexité paradoxale de l’épure, où chaque geste semble à la fois parfaitement naturel et subtilement chorégraphié, spontané, tout en étant méticuleusement dessiné chez les uns et photographié chez les autres.

Cette recherche commune d’une sophistication par simplification constitue un lien profond entre ces deux uni- vers. Le territoire d’expression de Lacoste et la ligne claire partagent cette conviction que l’élégance véritable naît d’un processus de réduction plutôt que d’accumulation. Ils incarnent ainsi une certaine idée de l’élégance européenne, cet équilibre qui réfute aussi bien la surcharge baroque que l’austérité minimaliste.

Il semble alors que cette convergence s’est imposée organiquement, comme si l’univers visuel de la marque trouvait dans la grammaire de la ligne claire son expression naturelle et c’est précisément cette dimension inconsciente qui rend la filiation sous-jacente intéressante car elle ne relève pas d’une stratégie calculée, mais d’une affinité élective entre deux visions qui partagent, sans se l’avouer, une même conception de la clarté comme fondement de l’élégance où se confondent le style et la stylisation.

Une culture de réverbérations intimes et collectives.

Ces convergences inattendues révèlent la porosité de notre univers visuel, où notre environnement iconographique fonctionne par jeux d’échos et de réverbérations. Cette familiarité révèle une mécanique émotionnelle puissante qui transforme la rencontre avec la marque en retrouvailles avec soi-même, une rencontre qui génère une communion dans laquelle ni le créatif ni « le regardeur » ne comprennent rationnellement ce qui se joue, et c’est peut-être là que réside le supplément d’âme qui distingue certaines marques, non pas dans une stratégie d’appropriation, mais dans cette capacité à devenir, sans le savoir, le réceptacle de nos propres résonances intimes.

Les exemples pourraient être nombreux tant ces circulations ne relèvent pas de la citation ou de l’hommage explicite, mais opèrent à un niveau plus profond, plus intime, à notre insu et subjectivement comme des échos qui conservent quelque chose de leur source tout en la transformant.

Ces circulations invisibles témoignent de la vitalité d’un imaginaire où les formes se réinventent constamment, où la part la plus vivante de notre environnement visuel réside dans sa capacité à créer des dialogues imprévus qui transforment la rémanence collective en expérience profondément personnelle. Cette alchimie particulière constitue sans doute l’un des ressorts les plus subtils et les plus efficaces de l’adhésion aux marques.


¹ Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Payot & Rivages, 2013.

² En clin d’œil du hasard, apparaît d’ailleurs dans la page 12, case 7 de l’album Tintin au Congo d’Hergé chez Casterman, un crocodile quasi identique dans son attitude au logo emblématique de la marque (cette numérotation peut varier selon les éditions).

³ L’iconographie de la campagne Les rencontres impossibles en 2023 par Ronan Gallagher ou la récente campagne Play Big ( agence BETC) creusent encore, chacune à leur manière, le sillage de la ligne claire initié depuis des années.