L’IA responsable : et si le leadership d’entreprise de demain se jouait ici ?

L’IA responsable : et si le leadership d’entreprise de demain se jouait ici ?

L’IA responsable : et si le leadership d’entreprise de demain se jouait ici ?

Tribune

6 min

Après le premier ordinateur personnel, l’avènement du Web 2.0 ou l’essor des réseaux sociaux, l’intelligence artificielle représente sans doute la plus grande révolution de notre siècle. Et à l’heure où l’IA mord dans le vif de la marque corporate de toute entreprise, la responsabilité numérique s’impose aux dirigeants, en cela qu’elle devient un enjeu stratégique majeur. Dès lors, l'approche suiveuse qui consisterait à faire bonne figure en attendant que l'État trace les contours réglementaires devient une posture à risque. Plutôt que de subir des cadres normatifs encore balbutiants, les dirigeants sont appelés à prendre les devants, au risque de se voir sanctionnés par leurs parties prenantes - collaborateurs, clients, investisseurs - pour la plupart plus observateurs et réticents que véritables enthousiastes de l'IA. Face à l'émergence de la "brand sustainability" qui prend le devant de la scène corporate, et si le nouveau leadership résidait précisément dans cette capacité des dirigeants à donner du sens à l'innovation technologique ?


Aux sources de l’exigence du leadership responsable

Dotée d'une dimension sociologique incontestable, la marque corporate doit aujourd'hui donner du sens et savoir évoluer pour maintenir l'engagement de ses équipes et de ses publics face aux grands bouleversements. Cette nécessité s'impose d'autant plus avec l'IA, devenue incontournable dans l'équation concurrentielle de toute organisation, mais qui arrive avec son cortège de tensions et d'interrogations.

Comme le rappelait déjà Platon dans Le Protagoras à travers le mythe de Prométhée, l'humanité a toujours perçu dans chaque progrès technique une promesse autant qu'un danger. L'essor fulgurant de l'IA a ainsi déclenché une véritable bataille culturelle autour du numérique, nourrie par les craintes d'impacts écologiques des infrastructures numériques, l'opacité des systèmes algorithmiques ou encore les dérives que redoutait en précurseur l'écrivain Philip K. Dick.

C'est pourquoi, malgré un écosystème riche de sa diversité, la carte des itinéraires possibles du numérique trace un chemin désormais incontournable vers la responsabilité. Comme la RSE hier, le numérique responsable s'impose aujourd'hui dans l'agenda des dirigeants sous la pression d'une société civile longtemps observatrice, qui désormais se mobilise et agit.


Nouvelles exigences, nouvelles mobilisations

Selon l’Observatoire de l’IA responsable 2025, 74 % des salariés français souhaitent une régulation de l’IA, et près de la moitié réclament une surveillance interne des usages dans leur entreprise. Pourtant, seuls 9 % disposent aujourd’hui d’une charte éthique ou d’un comité dédié. Ce type de décalage a caractère à nourrir les inquiétudes. Par exemple, lors des négociations sociales, les syndicats demandent désormais des garanties claires sur la formation, la reconnaissance des compétences et la mise en place de dispositifs de contrôle humain. L’IA devient un enjeu de gouvernance sociale à part entière.

Dans cette optique, on voit émerger une mobilisation transversale en France, en Allemagne, aux États-Unis ou au Canada, où ONG, collectifs citoyens, syndicats et chercheurs réclament une IA plus encadrée. La coalition Hiatus, lancée en février 2025 lors du Sommet sur l’IA à Paris, pour visibiliser l’opposition aux dérives de l’IA incarne bien cette dynamique. Cette pression citoyenne s’accompagne d’actions plus directes : en octobre 2024, Extinction Rebellion manifestait devant les locaux de Google pour dénoncer l’empreinte écologique de ses centres de données. Les autorités renforcent aussi leurs actions. Cas de la Commission Nationale de l’Informatique et des libertés (CNIL), qui a sanctionné Clearview AI pour collecte illégale de données, tandis que l’ONG NOYB (None Of Your Business), a attaqué OpenAI pour non-respect du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD).

Ces signaux faibles montrent que les parties prenantes n'hésitent pas à recourir à la justice ou à la mobilisation publique pour faire pression sur les entreprises, y compris en exigeant des réajustements internes des dispositifs numériques si nécessaire. Sauf qu’en réalité, cet élan de contestation aux allures de contrainte, est une opportunité pour les dirigeants de renforcer leur marque corporate, mais en échange de l’audace d’un engagement.


La brand IA sustainability en action : trois défis stratégiques

Les entreprises comprennent déjà que la responsabilité numérique (qui passe aujourd’hui par une IA responsable), au-delà de la contrainte apparente, est une opportunité. Une opportunité de bâtir une marque de confiance dans un monde en quête de repères, où, à priori, l'IA ne pourra plus être retirée. Une opportunité donc aussi, de saisir la brand sustainability (ou marque responsable), attribut corporate devenu de fait vital, pour renforcer le leadership de leur marque entreprise et se différencier. Toutefois, cette opportunité est aussi un challenge, puisque assumer un leadership fort sur ce sujet impose de gérer sans détour trois paradoxes majeurs.


Premier défi : concilier efficacité et impact environnemental

Le premier défi majeur pour les dirigeants est de concilier l'efficacité de l'IA avec son impact environnemental. Vantée pour ses gains d’efficience, le fonctionnement de l’IA repose cependant sur des architectures hautement énergivores, dopées par des GPU (Graphics Processing Unit ou Unité de Traitement Graphique) surpuissants et hébergées dans des data centers dont la consommation rivalise avec celle de villes entières. Les modèles les plus performants, notamment ceux basés sur le deep learning, engloutissent des mégawatts à chaque phase d’entraînement et d’inférence. Par exemple, un datacenter d'une capacité de 100 mégawatts a une consommation électrique identique à celle de 100 000 foyers. Et ceux en construction aujourd’hui utiliseront 20 fois plus d’énergie, ce qui correspond à la consommation de 2 millions de ménages. Même des géants comme Google ou Microsoft, malgré leurs engagements de neutralité carbone, ont vu leurs émissions bondir de 48 % et 29 % en un an, en raison de l’IA. Les dirigeants doivent donc piloter cette contradiction et intégrer la consommation énergétique de l’IA comme un indicateur stratégique à part entière, au même titre que le ROI ou la performance opérationnelle.


↳ Deuxième défi : éviter le piège de la sur-ingénierie

Dans un climat d’innovation permanente, sous prétexte d’avoir pour attribut corporate d’être « entreprise innovante », la tentation est grande de choisir les nouveaux modèles les plus puissants, même quand le besoin réel ne le justifierait pas. Des modèles qui pourtant consommeraient plus de données, d’énergie, et de temps de calcul, pour des tâches souvent résolubles avec des architectures plus sobres, plus ciblées. En cédant à cette logique, les entreprises alourdissent leur impact écologique, multiplient les coûts techniques souvent sans gain stratégique réel. Le vraie leadership aujourd’hui, surtout quand on a de façon claire ou implicite pour valeur « la responsabilité », serait de choisir la solution juste. Mais sommes-nous prêts à en payer le prix ? Comme le soulèvent Landier et Thesmar (2022)*, en voici un second dilemme à arbitrer pour les dirigeants, qui peut appeler à une prise de décision managériale assumée en faveur de la sobriété, mais qui ne serait pas gratuite puisqu’elle coûterait en argent et en performance.


↳ Troisième défi : maîtriser l'effet rebond

Le dernier grand défi consiste à anticiper et gérer l'effet rebond. Améliorer l’efficacité énergétique des modèles et les rendre plus rapides et moins gourmands est une bonne chose. Mais si cela conduit à les déployer plus largement, à les intégrer à plus de services et à les mettre à disposition de plus de collaborateurs ou de clients, la consommation globale de ressources à coup sûr repartira à la hausse. Exactement comme ce fût le cas avec la machine à vapeur au 19e siècle, dont la frugalité provoqua la flambée du nombre d’usages et d’utilisateurs, qui conduisit à une hausse plutôt qu’une baisse de la consommation de charbon, pourtant envisagée par James Watt. Pour les dirigeants, le défi ici est celui d’un pilotage rigoureux. Ils devront fixer des priorités, interdire certains usages et arbitrer la question de la logique de volume, pour placer les garde-fous entre ce qui est possible et ce qui est acceptable. Avoir une brand IA sustainability serait donc aussi savoir des fois presser le frein ou même renoncer ?


Gouverner, communiquer, co-construire : pour ancrer une marque forte

À mesure que l’IA s’intègre aux modèles économiques, les contours du leadership évoluent. Ne pouvant plus se priver de cette technologie, la force corporate de toute entreprise pourrait bientôt se lire dans son habileté à rendre lisibles ses choix technologiques, à les circonscrire, et à inscrire ses décisions dans un cap clair, partagé ensuite aux collaborateurs et autres parties prenantes. Car comme l’explique Géraldine Michel*, l’identité de marque en tant qu’objet au cœur de l’entreprise, ne se concrétise que si l’ensemble de l’organisation la traduit en action. Pour impliquer, ce leadership est donc appelé à la co-création.

In fine, pour gouverner efficacement l’IA, communiquer clairement vos choix, co-construire avec vos collaborateurs et vos partenaires devient indispensable pour ériger une marque solide. Plus encore maintenant que l’IA touche à tout : à la façon dont on produit, recrute, analyse, recommande, décide... Elle devient indubitablement révélateur de la maturité de votre marque corporate. Demain, est à celles et ceux qui auront osé se forger un temps d’avance en prenant les devants par l’anticipation à leur échelle, des contraintes associées à l’IA, qui, à bien y voir, s’imposeront peut-être tôt ou tard à tous. Heureux les audacieux !



  • Landier, Augustin et David Thesmar. Le prix de nos valeurs : quand nos idéaux se heurtent à nos désirs matériels. Paris, Éditions Flammarion, janvier 2022.

  • Michel, Géraldine. Au cœur de la marque : Les clés du management des marques. 4e édition. Paris , Dunod, 2022.

  • Platon, Protagoras, trad. du grec par Jean Prévost, introduction et notes de Luc Brisson, dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, in « Bibliothèque de la Pléiade », 1989.